Le 8 février 2011, la Cour d’appel du Québec a rendu une décision marquante en regard des recours extracontractuels dont disposent les clients de clients d’établissements financiers. Cette décision unanime rendue par M. le juge Nicholas Kasirer dans 124329 Canada inc. c. Banque Nationale du Canada, 2011 QCCA 226 (CanLII) pourrait étayer l’argumentation de recours collectifs contre des établissements financiers, notamment celui des victimes de Earl Jones.
Les banques ne sont pas mandatées pour surveiller les mouvements de fonds dans les comptes ouverts dans leurs succursales. Il s’agit là du principe de non-ingérence. Temps et coûts liés à une telle surveillance militent en faveur d’une déresponsabilisation. Cependant, leur devoir de prudence et de diligence raisonnable redouble si leur méfiance aurait dû être éveillée. De l’étude de la jurisprudence en la matière, nous avions dressé ce constat dans notre ouvrage Droit bancaire[1]. La Cour d’appel le confirme.
En l’affaire susmentionnée, la Cour d’appel se prononce sur la question à savoir si, dans le contexte de notre droit québécois, une banque doit s’immiscer et faire enquête sur des transactions opérées dans le compte en fiducie d’un avocat y ayant déposé l’argent de ses clients. De plus, est-ce que la défense de personne fictive soustrait la banque à ses devoirs envers des tiers victimes d’un administrateur des biens d’autrui?
Voici les faits : le 12 septembre 2002, les frères Jackson investissent 500 000 $ pour valoir comme sûreté accessoire à un financement d’entreprise. La somme est déposée dans le compte en fiducie d’un avocat qu’ils ne connaissaient pas. L’entente signée prévoit que cet argent leur sera rendu 150 jours après que le financement souhaité aura été déboursé. Ils ne reverront jamais leur argent. En effet, le 26 septembre suivant, l’avocat tire un chèque du compte en fiducie au nom d’un bénéficiaire fictif (une compagnie inactive). L’avocat forge l’endossement du bénéficiaire et ajoute la mention « pour dépôt seulement au crédit de [son compte courant d’avocat] ». Une fois la somme déposée, il effectue quinze (15) transferts de ces sommes dans d’autres comptes personnels.
Bien que cette transaction soit la plus importante effectuée par l’avocat avec la banque, cette dernière ne fait aucune vérification de l’authenticité de l’endossement de la compagnie bénéficiaire. Elle se fie uniquement aux bonnes relations de 6 ans entretenues avec le client et au fait qu’il était détenteur de 3 comptes bancaires à la succursale en cause. Incapables d’obtenir paiement de l’avocat, les clients apprennent qu’il les a fraudés. Ils poursuivent alors la banque en recouvrement de la somme déposée, sur le fondement de l’article 1457 C.c.Q.
En Cour supérieure (Canlii : 2008 QCCS5838), les frères Jackson sont déboutés parce que le chèque fait à une personne fictive est négociable par simple livraison sans endossement. Donc, la banque n’avait pas à vérifier les doubles endossements car l’effet est considéré au porteur. N’eût été du respect de cette règle impérative dictée en l’article 20(5) a Loi sur les lettres de change, la juge déclare que la banque a véritablement manqué à son devoir de prudence en honorant la transaction permettant le transfert dans le compte de l’avocat, sans procéder aux vérifications d’usage relatives à la vérification de l’authenticité du premier endosseur. Elle est d’avis que de simples questions posées au fraudeur sur le bénéficiaire fictif « auraient permis de découvrir l’irrégularité de l’effet de commerce et de son endossement » (par. 43).
La Cour d’appel est d’avis que le raisonnement de la juge de première instance est bien fondé quant à l’application de l’article 20(5) L.l.c. aux parties liées à l’effet de commerce mais elle ne peut avoir d’effet à l’égard de tiers ne réclamant pas la possession de l’effet, comme en l’espèce.
Donc, il restait à disposer de la question à savoir si la banque avait eu une conduite fautive à l’égard des tiers, au sens de l’article 1457 du Code civil du Québec, ce à quoi la Cour a répondu par l’affirmative. Elle a jugé que la banque ne s’était pas comportée en banquier normalement diligent. Qu’aurait-elle alors dû faire ?
La Cour établit comme indices justifiant des vérifications de malversations potentielles les éléments suivants :
- l’importance en valeur de la transaction;
- le double endossement; et
- de multiples transactions de transferts.
La Cour admet qu’il est difficile de déterminer la nature des démarches à suivre quand les indices sont élevés mais l’inaction totale peut équivaloir à une faute d’omission, voire même à de l’aveuglement volontaire et être alors sanctionnable.
Cette décision revêt un intérêt certain dans le climat actuel d’incitation à la responsabilisation des banques face aux tiers. Cependant, la Cour rappelle bien que, même si le régime civil québécois semble plus ouvert à la responsabilisation que la common law, elle n’interviendra qu’exceptionnellement.
[1] L’HEUREUX, N., FORTIN, E., LACOURSIÈRE, M., Droit bancaire, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004, p. 308-310.